Introduction
SICPA Les affaires opaques du roi de la traçabilité
Prilly, canton de Vaudunlimitrust campus
Des ouvriers portant un casque qui se déplacent d’un endroit à l’autre. Nous sommes à Prilly, une zone industrielle sans charme située au nord-ouest de Lausanne. Mais ce qui se construit ici est beaucoup plus qu’un énième bâtiment carré et vitré. Il s’agit du “unlimitrust campus”, dont le but est de développer des “solutions technologiques” qui “favorisent l'économie de la confiance”.
Ce projet est soutenu par le canton de Vaud et l'Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) . Son but? Créer des collaborations afin de stimuler la recherche et l'entrepreneuriat dans le secteur de la traçabilité ainsi que la sécurité des produits numériques et physiques.
Le créateur de cet “écosystème” est une entreprise familiale née dans la région au début du XXe siècle, Sicpa. Son sigle est inconnu du grand public, et pourtant, la plupart des habitants de cette planète ont un jour eu entre les mains un produit portant son produit phare: de l’encre.
Les procédures judiciaires menées en Suisse et à l’étranger ont néanmoins jeté une lumière crue sur ses activités. Elles ont aussi obligé l’entreprise à s’expliquer. Nos recherches se basent donc en grande partie sur les documents issus de ces enquêtes, et de procès entre les héritiers de la famille.
Quand la procédure a été ouverte, elle portait sur des faits ayant eu lieu dans 14 pays: Ghana, Togo, Philippines, Egypte, Brésil, Inde, Kazakhstan, Colombie, Nigeria, Pakistan, Sénégal, Ukraine, Venezuela, Vietnam. Elle est toujours en cours, nous confirme aujourd’hui le parquet fédéral, sans donner plus de précisions. Au Brésil, l’entreprise a versé 135 millions de francs pour mettre fin à ses ennuis judiciaires et pouvoir continuer d’y faire des affaires. Face aux autorités suisses, pourtant, Sicpa continue de clamer son innocence.
Philippe Amon
De la graisse à traire aux encres de sécurité
De la graisse à traire au leader mondial des encres sécurisées
Maurice Amon
Un marché sans frontières
Un marché sans frontières
TogoL'enfant modèle qui ne dévoile rien
Soupçons de corruption
Soupçons de corruption
Dans des propositions adressées au ministre des Finances des Philippines, Sicpa assure que l’usage de sa technologie serait capable de stopper l'évasion fiscale endémique des fabricants de cigarettes. L’hémorragie pour le Trésor public du pays se monterait à un million de dollars par jour. Pour 50 millions de dollars par an pendant cinq ans, promet Hans Schwab, Sicpa serait capable de colmater la fuite.
Malaise en Malaisie
Selon un rapport rédigé en 2015 par des chercheurs de l’Université de l’Illinois et de l l’Université de Capetown spécialisés dans l’industrie du tabac, l’attribution du contrat en Malaisie se serait déroulée de manière “opaque” et sans appel d’offre public. Pire: la société locale détentrice du mandat était liée à des officiels malaisiens.
Objectif de la nouvelle recrue? Aider Sicpa à “gérer les relations avec son oncle et la présidence”, résume le MPC. Plus grave: “il est clair à ce moment-là qu’une partie de la commission devait revenir à José Miguel Arroyo”, précise le document suisse.
Toujours selon le MPC, le pacte avec la famille Arroyo ne se limitait pas à la solution SICPATRACE. Trois ans plus tard, en 2009, un nouveau deal est passé pour la fourniture d’encres à la Banque centrale des Philippines. Une nouvelle “commission au succès” est alors prévue, cette fois pour un montant beaucoup plus élevé. Toujours selon le document en notre possession, cette nouvelle prime portait sur trois millions de dollars par an, sur 6 ou 7 ans, soit sur la durée du contrat de fourniture d’encres.
Fortune au Brésil
FORTUNE AU BRESIL
En 2007, le Brésil attribue un contrat de traçabilité du tabac à l’entreprise vaudoise. Encore mieux: le gouvernement de Brasilia envisage même d’étendre cette solution à la perception des taxes sur l'alcool et les limonades. Les perspectives sont gigantesques. En effet, la contrebande dans le secteur des boissons coûte des milliards à l’Etat. En 2003, l'évasion fiscale était estimée à 30% du total des ventes de boissons non alcoolisées, et 15% pour la bière.
Pour Sicpa, Charles Finkel, qui est engagé en tant que consultant privé pour cette mission, a le profil idéal. Il connaît le Brésil, où il a travaillé de longues années. En parallèle de ses activités pour la société vaudoise, il poursuit une activité de consultant via sa propre société, CFC Consulting Group.
Opération Vicios
Car Charles Finkel n’était pas un consultant comme les autres. Au lieu de déguiser ses pots-de-vin en “commissions” à des proches de membres du gouvernement, la firme aurait laissé le champ libre à Charles Finkel pour négocier et verser lui-même les fonds corruptifs à Marcelo Fisch, selon le ministère public brésilien. En agissant via sa société de consulting, l’homme d’affaires aurait pris des risques considérables.
Selon une source, ce montant aurait ensuite été déduit d’une importante commission - dont le montant n’a pas été révélé par l’enquête - versée par Sicpa en récompense de ses efforts pour l'attribution du contrat SICOBE.
Ses deux collègues n’ont pas suivi l’argument, et se sont prononcés pour l’acquittement de Marcelo Fisch. Et sans corrompu, plus de corrupteur. Charles Finkel a donc bénéficié de la même mesure.
"Nous sommes ravis de cette décision de justice qui déclare Messieurs Finkel et Fisch non coupables de corruption, se félicite aujourd’hui la firme de Prilly. De cette décision découle que les accusations à l’encontre de SICPA dans cette procédure dirigée contre notre ancien consultant brésilien étaient infondées, position que nous avons toujours défendue."
La décision brésilienne risque de fragiliser la procédure fédérale suisse, toujours en cours, visant l'entreprise et son directeur Philippe Amon. Celle-ci portait à l'origine sur les activités de l'entreprise dans quatorze pays. Selon Sicpa, ce chiffre serait désormais tombé à quatre, dont la Colombie et le Brésil. Le MPC ne s'exprime pas sur ce point.
La Suisse enquête
La Suisse enquête
2015, annus horribilis
Or, en épluchant les données bancaires produites par KBA-Notasys, les enquêteurs fédéraux découvrent des liens avec la voisine de Prilly. Les deux entreprises auraient en effet partagé les mêmes consultants dans plusieurs pays pour négocier le versement de pots-de-vin à des fonctionnaires locaux.
Après le Brésil et les Philippines, l'enquête suisse est alors étendue à douze nouveaux marchés: Togo, Ghana, Egypte, Inde, Kazakhstan, Colombie, Nigeria, Pakistan, Sénégal, Vietnam, Venezuela et Ukraine.
En septembre 2020, le volet de l’enquête concernant Hans Schwab est classé sans suite. Mais quelques mois plus tard, le MPC lâche une nouvelle bombe. Le 14 juin 2021, le MPC confirme au média spécialisé Gotham City que son enquête est désormais étendue au "propriétaire et actuel CEO de Sicpa", Philippe Amon.
L’enquête fédérale se poursuit. La présomption d’innocence prévaut, tant pour la société Sicpa que pour son directeur.
La société assure aujourd’hui qu’elle “coopère pleinement” avec l’enquête fédérale, tout en niant toute responsabilité. “Nous contestons que notre entreprise ait été impliquée ou ait eu connaissance de toute conduite illicite de la part de certains de nos consultants externes, indique la firme. Nous sommes confiants quant au fait que la procédure établira que la responsabilité pénale de notre entreprise et de notre directeur général n'est pas engagée.”
Interrogé par swissinfo.ch, Hans Schwab n’a pas souhaité s’exprimer. Selon nos informations, les milliers d’e-mails et de documents saisis par le Ministère public de la Confédération lors de la perquisition chez Sicpa auraient montré qu’il s’était opposé aux versements à certains consultants exposés.
La famille se divise
La famille se divise
Ils posent dans les soirées de la jet set et multiplient les réceptions dans leurs immenses chalets de Gstaad. Selon le magazine Capital, le couple aurait dépensé entre 500 et 700 millions d’euros durant ces années folles, entièrement puisés dans l’héritage Sicpa.
En septembre 2015, Maurice demande le divorce à Monaco. Tracey ne se laisse pas faire. Craignant que le droit de la Principauté lui soit défavorable, elle conteste la compétence de la justice monégasque et tente de faire transférer la procédure de divorce à New York. La presse internationale couvre l’affaire avec délectation, dans ce qui devient un feuilleton à scandale. Pour la famille Amon, si discrète depuis des générations, c’en est trop.
Le tournant digital
Le tournant digital
Pour y répondre, Sicpa a été poussée à se diversifier dans d’autres secteurs, comme nous l’avons vu. En premier lieu: le tabac et les boissons avec des contrats au Brésil (2007), au Canada (2008) et en Californie (2010). La société réalise ensuite une percée en Afrique, avec le Maroc en 2010, le Kenya en 2013, l’Ouganda en 2018 et enfin le Togo, en 2020.
En 2017 encore, la firme passe un partenariat avec la société estonienne Guardtime, qui a développé les solutions de “gouvernement numérique” dans son pays. En 2022, cette collaboration a débouché sur un contrat avec le canton du Jura pour assurer la sécurité des documents officiels numériques. Cette solution appelée Certus permet par exemple de protéger les extraits de poursuites demandés par les citoyens au moyen d’un code QR.
“Nos résultats indiquent une quantité non négligeable de thésaurisation, en particulier pour les grosses coupures, observe la BNS, notant que le phénomène s’est accentué“ de manière significative depuis le début du millénaire et les récentes crises financières et économiques”.
Les ménages des pays riches ne paient plus en cash, mais une partie d’entre eux préféreraient garder leurs économies en billets sous leurs matelas… ou ailleurs. Selon l’hebdomadaire The Economist, une autre partie de cette thésaurisation de grosses coupures pourrait également provenir de l’économie criminelle, comme la fraude fiscale, le blanchiment ou le trafic de drogue. Pour Sicpa, peu importe l’origine du phénomène. L’entreprise touche ses revenus de chaque nouveau billet de banque imprimé. Et plus il y en a, mieux elle se porte.
Conclusion
Conclusion
Impressum
Impressum
Production multimédia: Helen James et Carlo Pisani
Édition: Dominique Soguel et Virginie Mangin
Infographie: Kai Reusser
Coordinatrice du projet: Dominique Soguel
Images: Yanick Folly (au Togo), Pascal Staub (illustration), images de drone (droits réservés). Reuters, SRG SSR / SWI swissinfo.ch, Keystone, swisscastles. chalamy.com, Getty Images, Sicpa, Wikimedia/commons, Agenzia, Fotogramma, Gotham City
L'article a été republié le 18 août 2022 pour préciser la définition du "unlimitrust campus" ainsi que le nombre de brevets totaux déposés par l'entreprise.