Introduction
150e anniversaireUne montagne symbolique et une corde cassée changent le destin d'une familleJohn Heilprin / Carlo Pisani
«Si la corde n’avait pas cédé sur le Cervin, je n’existerais pas»
«Si la corde n’avait pas cédé sur le Cervin, je n’existerais pas»
C’est ici, en effet, après avoir hésité et ruminé durant près de 50 ans, que Peter Taugwalder junior se décida au début du 20e siècle à mettre sur papier des informations de première main sur les circonstances de la première ascension du Cervin, datée du 14 juillet 1865.
Natif de Zermatt et descendant direct de Peter Taugwalder junior, Matthias Taugwalder a consacré une bonne partie de ces douze derniers mois à enquêter sur une mystérieuse corde cassée. En prévision du 150e anniversaire de la première ascension de cette montagne mythique, il a réalisé un véritable travail de détective. Sa passion pour la photographie panoramique et la narration multimédia l’ont grandement aidé dans ses recherches.
Matthias Taugwalder a ainsi écumé toutes les archives à disposition afin de déterminer plus précisément la séquence des événements tragiques de cette première cordée ayant gravi le Cervin. Peter Taugwalder père et fils, alors guides de montagne à Zermatt, et l’alpiniste Edward Whymper, ont été le seuls à survivre à cette ascension. Lorsque la corde a cédé, le plus jeune des Taugwalder était à l’orée de ses vingt ans et n’avait pas encore d’enfants. «Si la corde n’avait pas cédé, je n’existerais pas», affirme Matthias Taugwalder.
Une autre versionpremière partie
L'héritage des Taugwalder
L'héritage des Taugwalder
L'héritage des Taugwalder
Lorsqu’il était enfant, Matthias Taugwalder se souvient d’avoir vendu des pin’s commémoratifs lors des célébrations de cette ascension qui a laissé une trace indélébile sur cette montagne mythique, mais aussi dans le village de Zermatt et sur son nom de famille. A un journaliste de la radio publique suisse alémanique (SRF) qui lui demandait un jour ce qu’il pensait de tout cela, il ne sut pas quoi répondre.
Aujourd’hui, sa parole s’est libérée. «Le grand public ne connaît que la version d’Edward Whimper, qui est une sorte de version officielle de la première ascension du Cervin», affirme Matthias Taugwalder, se référant aux récits populaires de l’ascension dans des livres tels que «Scrambles Amongst the Alps» et aux propos de l’alpiniste dans la presse anglaise, qui ont gonflé au fil du temps. «Je me suis alors demandé si mes ancêtres ne devraient pas eux aussi avoir la possibilité de raconter leur version de l’histoire».
L’objectif de Matthias Taugwalder, en partie du moins, est de réhabiliter la réputation de sa famille, qui a longtemps souffert de cette mise à l’index. Ses efforts reflètent le sentiment répandu à Zermatt que le temps est venu d’honorer pleinement les réalisations des Taugwalder.
La glissade fatale
La glissade fatale
La glissade fatale
Il est depuis longtemps établi que le grimpeur le plus inexpérimenté, Douglas Hadow, a glissé et est tombé, entraînant dans sa chute le révérend Charles Hudson, le lord Francis Douglas, ainsi que le guide de Chamonix Michel Croz, dernier homme de la cordée. Jusqu’à présent, personne n’a retrouvé le corps de Francis Douglas. Ce qui est moins clair en revanche, c’est la façon exacte dont la fine corde d’escalade qui reliait Francis Douglas et son guide, Peter Taugwalder senior, s’est rompue. Ce dernier a survécu en enroulant une partie de sa corde autour d’un rocher.
La télévision publique alémanique (SRF) a également tenté de faire enfin la lumière sur cette énigme en y consacrant un documentaire historique en deux parties. Grâce aux outils scientifiques les plus récents de la médecine légale, les auteurs du documentaire sont parvenus à la conclusion qu’Edward Whymper avait coupé la corde la plus épaisse lors de l’ascension du Cervin pour être le premier à atteindre le sommet. C’est pour cette raison qu’il a dû être attaché avec la corde de réserve, plus fine, lors de la descente, avec les conséquences désastreuses que l’on sait.
Bien que ses versions des faits n’ont cessé de changer au fil du temps, Edward Whymper était le seul anglophone ayant survécu à cette aventure. Les récits en allemand des Taugwalder sont restés dans l’ombre jusqu’à ce jour.
L’histoire n’a pas été tendre avec les Taugwalder, malgré des enquêtes officielles qui les ont blanchis. Cette notoriété a ruiné la vie de Peter Taugwalder père et a menacé la carrière de guide de son fils. Edward Whymper est apparu comme le héros de l’histoire, aidé par des comptes-rendus unilatéraux.
«Je ne veux pas vous déranger avec les détails de notre descente, il suffit de vous dire que plus de deux heures après, je pensais que chaque instant serait le dernier. Les deux Taugwalder, à bout de nerfs, pleuraient comme des enfants et tremblaient tellement qu’ils menaçaient de nous faire subir le même sort qu’aux autres», écrivit Edward Whymper au géologue et alpiniste suisse Edmund von Fellenberg deux semaines plus tard, refusant d’endosser une quelconque responsabilité pour cette tragédie.
«Une seule glissade, ou un seul faux pas, a été la cause de toute cette misère», poursuit-il. Pourtant, Edward Whymper a au départ innocenté les Taugwalder, et un demi-siècle plus tard, le plus jeune des Taugwalder a finalement fourni un récit écrit de l’accident dans lequel il affirme que c’est au contraire Edward Whymper qui fut émotionnellement submergé par les événements.
«On peut imaginer nos sentiments à cet instant. Durant un moment, l’effroi nous empêchait de bouger. Nous avons finalement essayé d’avancer. Mais Whymper tremblait et pouvait à peine faire un pas de plus. Mon père est allé devant, il devait incessamment se tourner pour placer les jambes de Whymper sur les saillies rocheuses. Maintes et maintes fois, nous avons dû nous arrêter et nous reposer, car nous ne nous sentions pas bien», écrivit le jeune Taugwalder, selon une nouvelle traduction adaptée par Matthias Taugwalder.
La corde a-t-elle été coupée?
(Carlo Pisani, SWI swissinfo.ch)
Film: The Mountain Calls, 1938
Des cordes inadaptées
Des cordes inadaptées
Pour le 140e anniversaire de la première ascension du Cervin, le fabricant suisse d’équipements sportifs Mammut a testé une corde qui ressemble au fameux exemplaire de l’époque. La corde a cédé avec 300 kg à son extrémité, soit à peu près le poids de quatre hommes adultes. Les tests ont par ailleurs suggéré qu’il s’agissait plutôt d’un accident que d’une section volontaire.
Une section de la corde cassée, qui n’aurait dû être utilisée que comme corde de secours, est exposée au musée de Zermatt. Elle était environ moitié moins large et beaucoup plus fragile que les deux cordes de sécurité utilisées durant l’ascension et développées par le Club Alpin de Londres.
Du chanvre au nylonLa ligne de vie
(Carlo Pisani, SWI swissinfo.ch)
A la recherche de la vérité
A la recherche de la vérité
A la recherche de la vérité
Cependant, en accord avec l’esprit pionnier et entrepreneurial de ses ancêtres, il a commencé ce qu’il nomme lui-même une «aventure héroïque» qui l’a conduit à travailler aux côtés des plus grands noms de l’alpinisme afin de produire des images dans les endroits les plus exposés. Il a pour cela dû perdre plus de 15 kilos.
Au cours des dernières années, sa transformation a été rendue possible grâce à l’aide et aux conseils de l’un de ses cousins, Gianni Mazzone, 51 ans, un autre descendant direct des guides Taugwalder père et fils. Les Taugwalder reflètent une culture de guide de montagne qui s’est profondément enracinée dans Zermatt au cours de la seconde moitié du 19e siècle. Gianni Mazzone, ex-président de l’Association des Guides de montagne de Zermatt, est garant de la tradition familiale. Il a déjà emmené plus de 300 fois des clients au sommet du Cervin.
Dans le cadre de ses recherches, qui l’ont emmené dans divers endroits de Suisse et de Grande-Bretagne, Matthias Taugwalder a réalisé que la version originale de la lettre de son arrière-arrière-grand-père n’avait jamais encore été rendue publique. Seule une traduction en anglais, qui appartient au Club Alpin de Londres, l’avait été. Une version allemande a ensuite été réalisée à partir de la traduction anglaise, mais jusqu’ici personne ne semble avoir pris soin de revérifier l’original en allemand.
Il a également mis au jour une courte description jusqu’alors inconnue de l’accident par un prêtre de Zermatt ainsi que des documents des services de migration américains qui éclairent les événements d’une autre manière.
Guides à ZermattL’arrivée au sommet n’est pas la fin de l’aventure
Images: John Heilprin/SWI swissinfo.ch
Le fardeau
Le fardeau «Il y a un sentiment parmi les descendants des Taugwalder que quelque chose cloche».
Le fardeau «Il y a un sentiment parmi les descendants des Taugwalder que quelque chose cloche».
En passant du temps avec eux, on se rend compte du fardeau que représente cette première ascension du Cervin. Tous deux ont choisi leur propre chemin pour surmonter un douloureux héritage familial. En observant Gianni Mazzone au contact de ses clients, on comprend pourquoi son arrière-arrière-grand-père a attaché la corde autour du rocher au moment de l’accident. C’est un instinct de guide que de mettre la cordée en sécurité.
Une fois que la corde a cédé de manière inattendue, cet acte a permis de sauver des vies. C’est en tout cas ce que croient Gianni Mazzone et Matthias Taugwalder. Alors pourquoi donc les Taugwalder ne sont-ils pas connus des écoliers suisses en tant que héros nationaux qui ont réussi la première ascension du symbole moderne de leur nation? C’est la question qui continue à hanter la famille et beaucoup d’autres personnes dans la vallée.
«Il y a un sentiment parmi les descendants des Taugwalder que quelque chose cloche», résumait mi-juin Matthias Taugwalder, lors d’une ascension d’entraînement du Gornergrat. «Et beaucoup de gens à Zermatt partagent le même point de vue».
Au sommet
(John Heilprin/Carlo Pisani SWI swissinfo.ch)
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